Une histoire impayable

 UNE HISTOIRE IMPAYABLE

            Il a fallu qu'on me frappe pour que je naisse. Puis jeunesse s'est passée, formée par les voyages. On m'a vu aux quatre coins de l'Hexagone, et même aux deux autres. Si je vous racontais ma vie, vous n'en reviendriez pas.

J'ai suscité l'admiration, la convoitise, des vocations (pas toujours les meilleures). On m'a fait travailler. On m'a mis de côté. J'ai garni des coffres, des sacs, des matelas, des poches (certaines étaient trouées, mais je ne fus jamais perdu pour tout le monde). J'ai rempli des cochons qu'on casse, fus échangé contre des tranches de vrai cochon. J'ai été " fleur de coin " mais, comme je n'avais pas d'odeur? on m'a échangé contre de vraies fleurs. J'ai trempé dans pas mal de coups, des bons et des mauvais, des réussis et des ratés. Ma vie n'a pas toujours été coton ; j'ai dû changer plusieurs fois d'apparence : je fus " Francisque  ", je fus " Morlon ". J'ai subi des revers, mais je n'ai jamais perdu la face, la Semeuse m'en est témoin. J'ai tout vu, j'ai tout fait, mais je ne dirai rien.

Puis un jour, quelque chose n'a plus tourné rond ; on m'a reproché d'être chauvin ; on m'a trouvé un successeur polyglotte et grand voyageur, avec un nom bizarre faisant penser à un trouble dyspeptique : l'euro. Là, on a manqué d'imagination, l'état civil accepte vraiment n'importe quoi !  Si au moins on m'avait baptisé " l'écu " (en un mot), voilà un nom qui résonne comme des pièces qui trébuchent ! c'est gai, c'est musical ! alors que " l'euro ", ça ne sonne pas franc…

Puisqu'il faut partir, je vais donc quitter la scène, mais pas du côté cour, à moins que je m'y jette (dans le cours de la Seine, loin de Bercy ; et si elle est gelée le 31 décembre, j'irai jouer au palet aux pieds du Zouave). Maintenant il se peut qu'on me propose une activité - ou plutôt une inactivité - dans les musées. À défaut de remplir des missions, je remplirai des cadres, des albums, et des mémoires.

Certains spécialistes attendent ma disparition pour redoubler d'intérêt à mon égard ; et plus je suis brillant, plus les numismates vont me mater à travers leurs loupes. On aimera mon corps, mais j'aurai perdu mon âme. Franchement, mon histoire est impayable, non ?