Terre et brouillard

TERRE ET BROUILLARD

Je ne sais d’où me vient cette image qui me plaît, me hante et nourrit mon imagination depuis des années ; peut-être d’une lecture ancienne de George Sand : l’image d’un laboureur et de son équipage.

Je vois la scène de trois-quarts arrière. Il ne s’y trouve aucune couleur, car le brouillard dense absorbe une partie de la lumière solaire, et nivelle les nuances.

Je ne sais si c’est le froid humide ambiant ou la beauté de la scène qui me fige. Passif, je suis spectateur immobile et silencieux de l’image, et j’en fais partie à la fois ; elle a besoin de moi pour vivre, et j’en suis la mémoire.

Ils semblent ne faire qu’un être vivant ; à peine l'homme a-t-il besoin de parler pour être compris par la bête un langage qu’ils sont seuls à connaître. Le son de sa voix est maté par le brouillard. De temps à autre, paraissant lui répondre, l’aboiement rauque d’un chien de ferme se perd dans l’atmosphère.

J’imagine, malgré le froid du matin, la sueur qui perle aux tempes du paysan, qui lui pique les yeux, et qu’il ne peut essuyer de son grand mouchoir à carreaux qu’à la faveur d’un demi-tour au bout du sillon.

Je devine les muscles saillants du cheval qui se tendent sous la robe délavée, ses hochements de tête provoquant le cliquetis métallique du harnachement, sa respiration forte qui ajoute à la brume environnante, le sol qui résonne sous son pas lourd : c’est le cœur de la terre féconde qui se met à battre, avant qu’encore endormie, le soc de la charrue la pénètre sans pudeur, et exhale son odeur. Le destin des hommes est là, et tout leur passé aussi, dans l’humus abreuvé de leur sueur, de leur sang, nourri de leurs cendres depuis des millénaires. Combien sont-ils couchés là, qui ont foulé cette terre depuis la création ? Où sont passés leurs espoirs, leurs rêves ? Les cris de leurs enfants résonnent-ils encore quelque part dans l’univers ? Je veux le croire, comme je crois en cet équipage qui, bien que disparaissant de ma vue, est toujours là par la voix de l’homme, seul repère de cet espace incertain, comme la cloche d’une balise sur la mer. Ils ne sont guidés que par le sillon précédent et avancent vers l’inconnu, vers un passé immédiat. Étrange équipage, englouti par la brume, et sur lequel le temps n’a pas de prise. Le futur n’est qu’une illusion de l’esprit humain, un fantasme. Le présent est insaisissable. Seul le passé existe.

Ils sont là depuis des siècles. Ils continuent à vivre à travers moi, et continueront longtemps, pendant qu’un monde frénétique et tourné sur lui-même croit choisir son destin.

Je ne sais d’où me vient cette image qui me plaît, me hante, et me nourrit.