Renaissance

                                      RENAISSANCE

     « Allez, M. Germain, mangez quelque chose ; regardez la soupe que vous a apportée votre fille, elle est encore chaude ; et elle semble délicieuse. Je vous redresse et vous prenez la cuillère, d’accord ? »

 

Mais moi, je n’ai pas faim, je n’ai plus faim. Peut-être ma vie a-t-elle été trop longue, et m’a fait avaler trop de choses ; j’ai dépassé mon quota, je n’ai plus besoin de cela. Ou alors, ce sont toutes ces drogues que je dois prendre du matin au soir qui me coupent l’appétit : les pilules blanches pour la tension, les roses pour la circulation, d’autres pour les nerfs, la mémoire et cætera ; toutes bien rangées dans une boîte à compartiments, préparée pour la semaine, avec les heures de prise pour ne rien oublier. On dirait une boîte à collection, mon rôle étant de la vider, Mlle Laetitia s’occupant à la regarnir ; Mlle Laetitia, c’est mon infirmière, mon rayon de soleil du matin, ma berceuse du soir.

Dans ma vie, j’ai fait plusieurs séjours en clinique, il y a longtemps, pourquoi… cela n’a pas d’importance, je l’ai presque oublié. Ce que je n’oublie pas, c’est que les infirmières ressemblent à des anges gardiens, enfin, c’est ce que j’aime penser. La différence, avec Mlle Laetitia, c’est qu’elle ne porte pas de blouse blanche, parce qu’elle, elle vient chez moi, le matin et le soir depuis… je ne sais plus depuis quand, peut-être plusieurs mois.

Quand elle arrive le matin, c’est une bouffée d’oxygène qui entre avec elle. S’il fait froid dehors, elle a les joues roses, et j’en sens toute la fraîcheur quand elle se penche sur mon lit. Après la toilette, elle me fait ma piqûre, je n’aime pas les piqûres, mais elle est si gentille, j’essaie d’être brave. Tout en s’occupant de moi, elle me donne des nouvelles du dehors ; des nouvelles, on en a par la radio, mais ça parle trop vite, je ne comprends pas toujours. La télé, c’est mieux, il y a les images, ça aide. Mais je préfère quand elle me raconte, c’est exprès pour moi, et je comprends bien. Elle a beaucoup de patience pour s’occuper d’un vieux bonhomme comme moi.

« Eh bien ! M. Germain, qu’est-ce qui vous arrive ? Des larmes maintenant ? Si vous ne voulez pas que je pleure avec vous, regardez plutôt par la fenêtre, ce beau ciel bleu ; c’est le printemps… Tiens, demain je vous apporterai du lilas de mon jardin, vous verrez comme il sent bon ».

Mais si je pleure, ce n’est pas pour m’apitoyer sur mon sort. Je trouve simplement démesurée cette sollicitude dont je suis entouré. La mérité-je seulement ? Quand mon Émilienne est décédée voici quelques années, je n’avais pas eu autant d’égards pour elle qu’elle en avait eu pour moi. Ou bien est-ce que j’inspire la pitié ? Il y a Mlle Laetitia, il y a aussi ma fille Véronique qui essaie de passer régulièrement ; elle ne reste pas longtemps, mais elle m’apporte toujours un petit quelque chose : des biscuits, des mouchoirs, un cadre avec sa photo en compagnie de mes deux petits-enfants et de son mari, Guillaume. Lui aussi est gentil, je crois que c’était l’année dernière, pour la fête des Pères, il était venu me chercher pour que je passe le week-end chez eux, à la campagne.

Ce soir, avant de me faire ses recommandations habituelles pour la nuit, et de me rappeler que si j’ai un malaise, je n’ai qu’à actionner le bouton de ce machin que je porte autour du cou, Mlle Laetitia me parle un peu de la chambre qu’elle va aménager avec son fiancé pour le bébé qu’ils veulent avoir. Il fait un peu sombre, mais je vois ses yeux verts qui brillent quand elle explique le berceau, les nounours du papier peint et le mobile musical qui tourne, qui tourne… et je voudrais lui demander une photo d’elle avec son fiancé… j’ai la tête qui tourne… je la mettrais à côté de celle de ma fille… ça tourne, j’ai l’impression de tomber dans le vide… « Monsieur Germain ! Monsieur Germain !... »

Je me sens comme dans un bain... Des sons étouffés me parviennent… Ouf ! Je refais surface ; mais ça ne va pas encore bien. Maintenant j’ai froid, je tremble de tous mes membres. J’ai mal partout. On m’écartèle. Il ne fait plus sombre, mais je ne vois que des lueurs diffuses. J’entends plusieurs voix qui résonnent. J’essaie de crier " Au secours !" mais je tousse et je crache et je m'étrangle. J'entends quelqu'un dire :« Il est cyanosé, donnez-lui de l'oxygène !» Voilà qu'on m'enfonce quelque chose dans la gorge ; je veux crier : " Laissez-moi ! Où est Laetitia ?" mais je suis muet. On me tient à l'envers par les pieds ; et on me tape sur les fesses: "Aïe ! Arrêtez ! Ça fait mal ! C'est quoi, ces barbares! C'est pas comme ça qu'on traite un vieux malade !" Puis quand j'ouvre la bouche pour hurler, j'entends un bébé qui pleure. On me pose sur quelque chose de moelleux et chaud, et on veut encore une fois m'enfiler un objet dans la bouche ; ça ressemble à une tétine… Non ! Ce n'est pas vrai ! Ou bien je rêve, ou bien… je suis…

Maintenant j'entends clairement : « Comment allez-vous l’appeler ? » Et la réponse: « Pauline ».

« Comment Pauline ! Ça ne va pas chez vous ! Je suis un garçon ! D’ailleurs je vais vous montrer ! » Je vérifie à tâtons… Rien ! Je n’ai plus rien ! Plus rien du tout !  Je ne suis pas d’accord ! On ne m’a pas prévenu ! Vous vous rendez compte ? Je vais devoir changer toutes mes habitudes !

« Maman ! »