LA BERGE DU SAINT-LAURENT (À ÉLISABETH)

J'vous écris cette bafouille mes chers Maman Papa,

mais pour pas faire de peine, j'vais la garder pour moi.

C'est juste une 'tite musique entre deux continents,

un air mélancolique qui me sert de pansement.

Vous m'avez tout donné depuis ma p'tite enfance,

toujours sur moi penchés à mes moindres souffrances.

M'avez pas vue grandir et gagner en confiance,

toujours à m'étouffer dans c'petit coin d'la France.

Vous êtes tellement gentils et tellement prévisibles,

moi tellement j'sais pas quoi, qu'il fallait que j'm'exile,

que je cherche du secours et de l'espace avec,

que je trouve un recours, j'ai pensé au Québec,

les lacs et les baleines, l'automne et les érables.

Alors je suis partie, c'était indispensable.

J'y ai trouvé ma job et un appartement.

Et puis j'sais pas comment, presque instantanément

Chui tombé dans l'accent en même temps qu'en amour.

Quand j'vous l'ai annoncé, vous êtes restés comme sourds.

Vous m'avez pas d'mandé comment il se nommait,

Ou bien si mon visa serait bien renouv'lé.

J'voulais qu'vous connaissiez mon chum et son pays,

J'voulais vous faire goûter le pain doré farci.

C'était trop loin pour vous et vos obligations.

Quelques mois ont passé, j'sentais qu'c'était pas bon.

C't'à croire que vos prières et vos génuflexions

Ont su influencer les administrations.

J'ai pas eu mon visa, j'avais pas la combine.

La p'ite fleur est rev'nue rejoindre ses racines.

Vot' Lisa est rentrée, mais elle sent des épines

Qui lui poussent de partout, jusque dans sa poitrine.

Vous avez pas compris comment j'ai l'cœur serré.

Vous avez pas compris comment j'ai l'cœur fané.

Vous aviez pas compris ce besoin d'un visa.

C't'envie d'la Belle Province, vous pensiez " ça pass'ra "

J'peux pas vous en vouloir vous qui êtes jamais partis

D'avoir le cœur étroit dans un si p'tit pays.

Et puis j'vous en veux pas dans un si p'tit village

vous qui n'voyagez pas d'avoir le cœur si sage.

Mes racines sont ici mais mon ciel est là-bas.

Comment j'peux pousser droit dans ces conditions là ?

Comment j'peux pousser bien avec mon ciel si loin ?

Chui rev'nue au pays, vous êtes bien rassurés.

Chui rentrée dans le rang, déjà vous espérez

qu'j'tomb'rai plus en amour, mais plutôt amoureuse,

avec un gars d'ici ou de juste à côté,

qui vous fera des p'tits tout comme vous les voulez,

je sais qu'c'est bien possible ; mais j'aurai en secret

le souv'nir de mon chum dans mon p'tit cœur fané,

la berge du Saint-Laurent où nous étions assis,

un arrière-goût amer de pain doré farci,

les lacs et les baleines, l'automne et les érables,

     pour manteau à ma peine l'hiver interminable.