Lui

Lui

                                     LUI                                                        

Que m'as-tu laissé comme souvenirs Maman ? J'ai beau chercher, j'ai beau vouloir retrouver des matins câlins, des instants complices, des jours de fête, des rires qui résonnent dans la maison. J'ai beau fouiller les coins de ma mémoire… Je ne vois que du noir. Mon enfance est trop loin. On m'a volé mon adolescence. Je sais que tu n'y es pour rien. Tu n'es plus là pour me dire comment ça a commencé.

Qu'ai-je gardé comme souvenirs, hormis celui du retour quotidien de mon père, dont le bruit de la moto finissant par se faire entendre sonnait le glas de notre journée. Et nous, deux solitudes ramassées en boules côte à côte sur le canapé, comme des hérissons sentant venir le danger, n'échangions plus un mot. Nous, pétrifiées dans notre peur commune, résignées, attendions que la porte s'ouvre sur lui…

Ne pas parler à son arrivée était une faute, mais parler l'était tout autant, alors… Alors laisser s'ouvrir un nouvel épisode de notre sombre feuilleton familial, notre feuilleton secret dont le générique nous était trop connu, fait d'abord de remarques désobligeantes, de bousculades de chaises et de grognements de bête, avant qu'une première claque retentisse, comme une caresse avant la suite.

Tu serrais les dents, Maman, pour ne pas répliquer, ne pas répondre, ne pas crier, pas tout de suite. Peut-être que ce soir il se calmerait, peut-être avait-il eu une journée difficile, peut-être qu'il n'était pas si mauvais que ça…

Non, il ne fallait pas rêver. Rapidement les coups se mettaient à pleuvoir. Les cicatrices encore fraîches se rouvraient. Des chocs alternaient avec tes cris de peur, tes halètements de douleur. Triste musique que je tentais parfois d'interrompre : " Non Papa, arrête…" Mais rien n'y faisait, la bête n'avait pas encore sa dose, il fallait que ça saigne, l'une ou l'autre d'entre nous, peu importait, pourvu que le monstre fût rassasié, pour disparaître enfin dans sa tanière, nous laissant sur le carrelage.

Pourquoi cet autre soir m'avais-tu enfermée juste avant son arrivée ? Voulais-tu me protéger en m'empêchant de te protéger ? Ce soir-là, entendre sans voir fut pire que tout. Tu criais, il frappait, tu criais encore. Je cassai un carreau, réussis à sortir. Vite, alerter les voisins : " Venez ! C'est pas comme d'habitude !" Les entendre répondre : " On peut pas… On veut pas d'ennuis…" " Au secours, c'est pas comme d'habitude… S'il vous plaît…"

Encore quelques bruits de coups brefs…

Je te trouve assise par terre, quelques traces de sang alentour, lui a disparu de la pièce. Ce qui me rassure un peu, dans un premier temps, est ton calme revenu, comme si tu ne souffrais pas (c'est vrai que nous en avons vu d'autres). Puis ce qui m'étonne est le vide de ton regard, et les sons incompréhensibles de ta bouche quand je crois que tu veux me parler : ça ressemble à une chanson, à un vagissement étouffé, dernière réaction de ton cerveau démoli, quelques heures avant ta mort, avant ton ultime fuite.

Tu avais quarante-six ans, j'en avais quinze. Comment vivre alors, et te survivre ?

          Comment avoir confiance dans la vie ? Les hommes étaient-ils comme ça ? Et si par chance je tombais sur quelqu'un de bien, comment me dévoiler à lui sans devoir raconter chaque cicatrice ?  J'étais comme un enfant abandonné sur le quai d'une gare, avec une valise énorme, intransportable. Mais j'ai fini par remonter dans le train de la vie, sans jamais oublier le contenu de cette valise.

 

La mort de mon père, il y a cinq ans, n'a suscité en moi aucune émotion.

J'ai cinquante ans Maman, je suis maintenant plus âgée que toi. J'ai eu des enfants. J'aurais voulu que tu les connaisses, et je pense à toi aujourd'hui, toi qui n'es plus ma maman, mais ma sœur jumelle, ma petite sœur de douleur.