Les bons comptes font les bons amis (je hais les moutons)

LES BONS COMPTES FONT LES BONS AMIS (Je hais les moutons)

La nuit dernière, alors que je ne savais pas m'endormir, j'eus l'idée d'une vieille recette qui était censée avoir fait ses preuves : je me mis donc à compter les moutons.

Comme je suis organisé, afin d'être sûr de ne pas me tromper, j'installai une barrière imaginaire afin de séparer les moutons pas comptés (à gauche) des moutons comptés (à droite). Et je me mis au travail : un mouton, deux moutons, trois moutons… Ils étaient plus nombreux que ce que j'imaginais. J'en étais à quatre cent quatre-vingt-trois quand un de ces idiots fit tomber la barrière. Il fallut vite que je la réinstalle plus solidement, avant que les animaux ne se retrouvent tous ensemble. Malheureusement, après avoir terminé la remise en place de la barrière, je me rendis compte que j'avais oublié le nombre des moutons déjà comptés. Je n'avais pas d'autre choix que de reprendre à zéro, et pour ce faire, renvoyer à gauche tous les moutons déjà comptés. Ils étaient donc obligés de ressauter la barrière dans l'autre sens pour rejoindre les pas comptés. C'était une opération fastidieuse car certains d'entre eux, prétextant qu'ils avaient sauté une première fois et qu'ils étaient fatigués, ne voulaient pas faire l'exercice dans l'autre sens.

 Qu'est ce que vous me dites, les remettre à gauche avant de redresser la barrière ? Impossible : entre les moutons qui n'auraient pas manqué de vouloir rester à droite et les pas encore comptés  trop pressés d'y aller sans l'avoir été (comptés), il y aurait eu du mélange. Au fur et à mesure que se déroulait cette opération de retour, un doute s'insinuait dans mon esprit : les moutons comptés s'étaient dispersés à droite et il fallait qu'aucun d'entre eux ne reste plus de ce côté avant de recommencer le comptage, et comme je ne savais pas combien ils étaient… C'était donc un travail de longue haleine.

 Quoi encore ! Leur faire contourner la barrière pour aller plus vite ?  Nenni ! Pour être sûr dès le départ que les comptés et les pas comptés ne se mélangeraient pas, j'avais fait la barrière très longue, et en la contournant, certains d'entre eux auraient quitté mon champ de vision, et combien se seraient égarés ainsi ? Je ne sais pas, et pour le savoir, encore aurait-il fallu, pour faire le décompte, que je susse combien ils étaient en tout ; et si je l'avais su, je serais en train de dormir ! Maintenant, qu'il soit question de ressauter la barrière ou d'en faire le tour, certains de ces crétins, couchés et las de ces allées et venues ne voulaient décidément plus se relever. " Mais…si !" leur enjoignais-je. " Mais…mais…mais…" me chantaient-ils en chœur.

Hein ! Un chien ? Mais bougre d'âne ! Si j'avais utilisé un chien pour les renvoyer à gauche, celui-ci se serait mis à aboyer, il aurait réveillé tout le monde dans la maison ! Et après, on aurait été combien à compter les moutons ? Chacun aurait voulu utiliser sa propre méthode ; non, je ne suis pas d'accord, et puis ce sont MES moutons !

Allons, on se calme, où en étais-je ? Ah oui, c'était donc long de les renvoyer du côté des pas comptés ; mais avec de la patience cela progressait, les animaux n'étaient plus très nombreux à droite. J'allais bientôt repartir sur de bonnes bases, mais que vis-je à ce moment là parmi les moutons de droite ? Horreur ! Un mouton noir ! Non, qu'il fût noir ne me gênait pas ! S'il avait été vert, c'eut été aussi horrible. C'était simplement mauvais signe ! Non je ne suis pas superstitieux ! Vous ne comprenez rien ! Si je dis que c'était mauvais signe, cela signifie qu'au moment où, pour m'endormir, je comptais tranquillement les moutons qui sautaient la barrière de gauche à droite, je n'ai vu passer aucun mouton noir. Alors, ou il est passé par ailleurs, ou bien il est passé en même temps qu'un mouton blanc sans que je le visse (oui, c'est vicieux) et si un mouton blanc peut cacher un mouton noir, ce mouton noir peut cacher un autre mouton blanc, ou noir ; comme un mouton blanc peut en cacher un autre aussi blanc que lui ; mais si, c'est important ! ça veut dire que de nombreux moutons ont pu échapper à ma sagacité, mais combien ? Je n'en peux plus, je suis épuisé. J'aurais mieux fait de compter des éléphants ; ils sont plus gros, je suppose que je n'en aurais perdu aucun, quoique là aussi un gros éléphant aurait pu en cacher un petit, les éléphants aussi sont trompeurs…Tout compte fait (si j'ose dire), il vaut mieux rester classique et revenir à mes moutons. Il fallait donc finir de les ramener à gauche pour reprendre le compte à zéro, et si quelques-uns étaient perdus dans l'histoire, tant pis pour eux ; je ne suis pas responsable de tout.

Bon, voilà, tout est rentré dans l'ordre : les pas comptés à gauche, on peut recommencer : un, deux, trois… les comptés à droite… quatre, cinq, six… les pas comptés à gauche… quinze mille deux cent soixante-seize… ils sont combien comme ça… les comptés à droite… neuf cent quatre-vingt-trois mille six cent deux…qu'est-ce qu'elle est longue cette nuit ! Mais comment pourrais-je m'endormir l'esprit tranquille sans avoir mené l'opération à son terme ? Je continue, où en étais-je ? Où en étais-je ? J'en étais où ! Ça n'est pas possible ! Je ne sais plus… il faut tout recommencer. J'en ai assez, je dors quand, moi ? J'en ai plein le dos des moutons, je hais les moutons ! La prochaine fois j'essaierai les girafes, peut-être qu'elles, au moins, ne me feront pas de coups tordus. C'est malin, maintenant je suis énervé ! Allez, bonne nuit !