Le jardin et la sirène

                             LE JARDIN ET LA SIRÈNE

" Fiche le camp ! Tu me dégoûtes ! "

Je n’oublierai jamais ces mots, hurlés dans la cuisine, et qui m’étaient destinés. C’est vrai que c’était dégoûtant ; je ne me rendais pas compte à quel point. Comment avais-je pu en arriver là ? Je me disais que nous n’étions pas les premiers à qui cela arrivait, et croyais avoir les meilleures excuses… jusqu’à ce que je voie celle que j'aimais pourtant, la voix cassée par la douleur, le visage dans les mains, et le corps semblant céder sous le poids du malheur. Je pensais partir, et voilà qu'elle me chassait ; le boomerang que j’avais lancé me revenait en pleine figure.

Je ne sais pas pourquoi à cet instant je la trouvai plus belle que jamais, plus vulnérable aussi. Je ne comprenais plus ce qui se passait. J’avais fini par croire qu’au-delà des apparences, elle n’avait plus besoin de moi depuis longtemps ; depuis longtemps elle me semblait un jardin inaccessible envahi de ronces, et qu’à chaque nouvelle baie que je voulais y cueillir, je m’égratignais un peu plus ; même les oiseaux s’y étaient tus. Et voilà que ma douleur accumulée, je la faisais payer autour de moi, en brisant le bonheur de ceux que j’aimais.

Depuis trop longtemps, je me sentais perdu, sans but, ni projet. Était-ce un désert où je vis un mirage ? Ou bien un rivage où une certaine solitude m’avait conduit ? Et d’où je crus voir, émanant de mes désirs, une nymphe, une sirène, aux cheveux fluides comme les algues. Je finis par ne plus voir qu’elle, n’entendre plus qu’elle. Elle était l’air que je voulais respirer. Elle était l’eau que je voulais boire. Elle occultait le paysage. Elle était le paysage. J’ai embarqué pour la suivre, j’ai largué les amarres. Comme toutes les sirènes, elle aimait chanter. Comme tous les marins, j’ai suivi ses chants, et j’ai chanté avec elle. Toutes les vérités étaient dans nos chansons. Ma voile ne me suffit bientôt plus, alors je commençai à ramer.

Je ne suis pas capitaine de vaisseau. Je ne suis pas Sindbãd. Je ne suis pas Popeye, d’ailleurs je n’aime pas les épinards. Je ne suis qu’un marin de pacotille ; les seules étendues salées que je traverse à grand-peine sont celles de mes propres larmes. Mon bateau finit par sombrer sous moi ; je me mis donc à nager, à nager toujours plus loin. Ma sirène sortait la tête de l’eau par intermittence, je l’approchai bientôt suffisamment pour distinguer dans ses yeux l’image d’un prince charmant, qui avait quelque chose de moi…

Je ne me rendis pas compte que le jour baissait ; qu’elle nageait trop bien pour moi… Je m’épuisai… Un instant je perdis de vue la côte…

Le bruit lointain d’un clocher me parvint quand-même, porté par le vent, semblant sonner le glas de ma raison. La côte… Mon jardin, que j’avais peut-être négligé… La bouche pleine d’amertume, je tournai le dos à ma sirène, faisant la sourde oreille à ses chants. Je pensai bien me noyer ; me perdre, et tout perdre. Il fallait nager, et surtout ne plus penser.

La côte… enfin. Mon corps… lourd comme une enclume, que j’arrache aux vagues lancées sur lui comme autant de bras pour le retenir. Fourbu, je marche péniblement sur le sable qui se dérobe, puis bientôt sur un sol plus stable ; je sens l’herbe fraîche sous mes pieds nus, et cela fait du bien ; je m’y laisse glisser. J’avais oublié la douceur de l’herbe, l’odeur de la terre. Je relève la tête : mon jardin, je reconnais mon jardin. Les ronces ont disparu, laissant place à une allée jonchée de pétales qui me parlent à nouveau aux narines et à l’âme. Au bout de l’allée, un arbre, où les oiseaux se sont remis à chanter. La tête lourde, le cœur abîmé, je pleure sur mes chimères, sur mon jardin retrouvé ; et mon cher jardin pleure aussi, pleure de bonheur pour son jardinier qui n’est pas parti.

Aujourd’hui, il m’arrive encore de croiser une créature aux cheveux fluides comme les algues, quelqu’un qui ressemble à ma sirène, qui aime aussi chanter, mais qui sait bien que toutes les illusions sont dans les chansons.

Je ne sais toujours pas si les sirènes existent ; pourtant je sais qu’elles pleurent aussi, et que la mer est faite de leurs larmes. Je sais que d’autres marins les aiment, dont les navires sont plus solides que le mien. Je leur fais confiance. Et maintenant je rêve que l’herbe de mon jardin accueille quelque sirène un peu fatiguée ; que ses oiseaux chantent avec elle ; et que jamais, plus jamais personne ne parte…