Le frère du Père Noël

 

                    LE FRÈRE DU PÈRE NOËL

       C'est une nuit d’hiver qui baigne la petite ville dans une brume rendue diaphane par les lumières conjuguées de la lune et des lampadaires de l’avenue.

Il est tard et seules quelques automobiles dérangent l’air moite de ce soir de décembre ; ou bien interrompent le silence du quartier par un coup de Klaxon feutré, à l’approche d’un piéton imprudent et pressé par le froid de gagner son logis.

Les arbres, abritant dans leurs creux d’invisibles volatiles au plumage ébouriffé, semblent frissonner sous la respiration de la bise bientôt chargée de flocons de neige.

C’est une nuit d’hiver comme une autre, enfin, presque…

        À quelques mètres de l’avenue, au-delà du gazon qui blanchit à vue d’œil, à l’étage de la maison de briques rouges, le nez collé au carreau de leur chambre chaude, Katy et Nicolas guettent…

Derrière eux, accrochée au mur, l’éphéméride annonce la couleur : « 25 DÉCEMBRE ». Avec un peu d’avance, les enfants ont ôté la page précédente, espérant peut-être précipiter les événements.

A l’extérieur, au-dessus de l’asphalte déserté par les habitants et maintenant recouvert d’une couche neigeuse uniforme, se produit soudain un vacarme inhabituel : un bruit de branches cassées, provoquant le départ désordonné d’oiseaux apeurés et criards ; des poubelles renversées dans le caniveau ; puis des jurons à peine réprimés par un être à la silhouette massive, vêtu d’un habit rouge, qui se met à rassembler de multiples paquets de toutes formes éparpillés sur le trottoir.

Katy et Nicolas, devant ce spectacle en partie masqué par un rideau de neige tombant avec abondance, écarquillent les yeux et demeurent quelques secondes muets, bouche bée, avant que Nicolas ose enfin murmurer : « Tu crois que c’est lui ? – Je ne sais pas, je ne l’ai jamais vu ; comme je n’ai jamais vu de rennes attelés à un traîneau devant chez nous. »

        Dehors, le père Noël, tout en finissant de ramasser les colis épars, rouspète abondamment : « Espèce de maladroit ! Je n’aurais jamais dû te laisser conduire, c’est la première fois que mon traîneau rate un atterrissage de la sorte ! Heureusement que les paquets n’ont pas trop souffert.»

Le père Noël, finissant ses invectives, se met à monter lentement l’allée vers la maison, les bras chargés. Katy et Nicolas, le cœur battant, n’ont pas vu la silhouette maigre, marchant sur la pointe des pieds, qui suivait le père Noël comme son ombre.

Pour la première fois, le père Noël qui se sentait un peu fatigué a eu besoin de quelqu’un pour l’aider dans sa tournée ; et cette créature qui l’accompagne, vêtue d’une houppelande vert caca d’oie et portant une barbe grise sous un nez crochu, n’est autre que son frère, et il se prénomme Léon.

Katy chuchote à Nicolas : « Petit frère, si c’est vraiment le père Noël, je crois qu’il vaut mieux nous mettre au lit, car s’il nous voit, je crains que ça porte malheur et qu’il ne vienne pas. » Puis les deux enfants, couchés sur le dos, restent longtemps les yeux grand ouverts dans le noir ; épiant les moindres bruits pour se persuader qu’ils n’ont pas rêvé.

        Arrivé en haut de l’allée, le père Noël essoufflé pose les paquets sur le muret à côté de la porte d’entrée, puis se retournant, n’a que le temps de retenir le bras de Léon qui se dresse, l’index tendu en direction du bouton de sonnette : «  Malheureux, tu es fou ! Tu veux nous faire repérer ! Invite donc la télévision pendant qu’on y est ! Prends plutôt la clef que je t’ai confiée ; elle ouvre les portes de toutes les maisons où habitent des enfants ; et ne la casse pas dans la serrure ! » 

La porte maintenant ouverte, le père Noël (qui ne voit pas son frère filer vers la cuisine) se rend en silence dans le salon où il dispose joliment les paquets devant la cheminée, sous le regard rond du poisson rouge étonné.

S’apercevant qu’un cadeau a été oublié sur le traîneau : « Léon - dit-il en se retournant - va me chercher… » Mais Léon est toujours dans la cuisine, et le père Noël trouve son frère, assis par terre dans la faible lumière du frigo ouvert, tenant de ses mains collantes de chocolat une bouteille de jus de fruits qu’il boit goulûment. Autour de lui, des pop-corns jonchent le sol, et le père Noël ayant du mal à les éviter sent monter en lui une colère sourde contre ce frère impossible qu’il se jure de ne plus prendre avec lui l’année prochaine, puis il explose : « Quand vas-tu te comporter en être responsable ?! Te rends-tu compte que tu es le frère du père Noël ! Je dois faire tout le travail pendant que tu ne songes qu’à t’empiffrer ou à faire mille bêtises ! Rends-toi utile en allant prendre la boite de poupée oubliée sur le traîneau, pendant ce temps, je remettrai en ordre ce capharnaüm. »

Quelques minutes plus tard, le père Noël quitte la cuisine intacte pour vérifier que rien ne manque plus au pied de la cheminée. Il retrouve Léon affalé sur le canapé du salon, ronflant bruyamment, sous le regard rond du poisson rouge inquiet. Pour parvenir à le réveiller, le père Noël doit secouer son frère avec insistance : « Alors ! Après l’orgie alimentaire, c’est la sieste ! Tu crois que nous n’avons que ça à faire ! En route ! Nous avons encore du travail. »

Et la porte se referme, sous le regard rond du poisson rouge soulagé.

En descendant l’allée pour rejoindre le traîneau, le soulier gauche de Léon couine à chaque pas, attirant l’attention du père Noël qui se souvient nettement avoir vu ces chaussures-là près de la cheminée, et quand il l’interroge sur leur provenance, comprenant vite ce qui s’est passé, il entre une fois de plus dans une colère noire comme la nuit qui les entoure : « Maintenant c’est trop ! À tes innombrables frasques, il faut que tu ajoutes le vol ! Veux-tu nous faire arrêter ?! J’ai une réputation à tenir, moi ! Je suis le père Noël ; et d’ailleurs, dans la police, on ne croit plus au père Noël depuis longtemps ; alors, comment pourrais-je leur faire croire que j’existe quand même, accointé avec un individu comme toi ? »

        C’est ainsi, tout en continuant à pester sur son contraire et en faisant de grands gestes pour illustrer ses propos, que le père Noël regagne son traîneau interstellaire, qui en quelques secondes disparaît dans les nues, emportant les frères ennemis. Il n’est bientôt plus qu’un point lumineux parmi les étoiles scintillant au-dessus des arbres de l’avenue.

   Depuis longtemps, Katy et Nicolas dorment à poings fermés, rêvant aux surprises du lendemain, aux papiers multicolores qu’ils déchireront avec fébrilité. Tandis qu’en bas, le poisson rouge songe encore à ces visiteurs inattendus, et croit dur comme fer à l’existence du frère Léon.

C’est une nuit d’hiver comme une autre, enfin, presque…