La falaise

LA FALAISE

J’habite face à la mer. Je ne sais pas si c’est une chance, je n’ai pas choisi. J’y suis né, comme d’autres avant moi. J’aurais peut-être préféré habiter la lande, horizontale, plutôt que cette barre exposée aux embruns, peuplée de trop nombreux voisins, de voisins trop souvent criards, trop individualistes, qui prennent trop souvent le balcon du dessous pour le dépotoir de leurs immondices puant le graillon de poisson, pour lesquels la raison du plus fort est toujours la meilleure, au milieu desquels je fais figure d’oiseau rare : vous pensez, sentimental comme je suis.

Ici, c’est la nuit que je préfère (j’ai dû être chouette dans une vie précédente) ; quand tout le monde dort et que, de chez moi, j’admire le train des nuages effilés qui passe lentement devant la lune pâle, je me mets à rêver que je m’envole à sa rencontre, léger et souple, et que je m’embarque dans ce convoi diaphane, sans essieux, silencieux, vers ailleurs. Cela, c’est quand le ciel est clair et que je ne suis que mélancolique. Mais ce soir mon univers est obombré de cumulus déversant, avec la complicité de bourrasques, des torrents jusqu’au fond de mon appartement aux fenêtres sans vitres (il paraît que c’est bien assez bon pour nous autres) ; pas d’image reposante de mon amie la lune ce soir ; le seul signe de vie à me parvenir est l'éclat lumineux d’un phare.

J’en ai assez ; qu’ai-je à risquer pour échapper à l’inconfort et aux désagréments de ce milieu ? Et le risque inverse d’y rester augmente-t-il mon mérite ? Certes non, puisque mon destin est d’y vivre et que le suivre ne serait que banal. Le risque doit obéir à un équilibre précis entre la perte et le gain possibles. Si le résultat est trop facile à atteindre, il n’est pas de prise de risque. J’en veux pour exemple ce que me disait un jour un pêcheur (un certain Martin, qui n’avait pas les pouvoirs d’un marabout) quand je le questionnai sur son activité, il me dit : « Le poisson et moi sommes à égalité, il ne me voit pas et je ne le vois pas. » Il est évident que dans ce cas le pêcheur n’assumait pas le même risque que le poisson. A l’inverse, si le but visé est impossible à atteindre, toute action entreprise peut être assimilée à du suicide, et dans ce cas, la prise du risque relève plus d’une pathologie à traiter que du fruit d’une pensée sainement réfléchie. A mes yeux (qui ne sont malgré tout pas ceux d’un aigle), le seul risque qui vaille le coup d’être pris est celui qui permet de sauver un être vivant de la mort, du malheur ou de la honte, ou bien de s’en sauver soi-même. Je veux donc me sauver. Je veux prendre ce risque, échapper à ce destin, m’en arracher. Je veux vivre mes rêves, jouer dans les nuages, plonger dans cette écume qui me nargue en venant lécher le pied de mon bloc, en ressortir lavé de la crasse de ma trop longue immobilité, puis remonter plus haut, toujours plus haut, vers le zénith où j’ai vu tant de fois passer d’autres oiseaux qui brillaient dans le soleil couchant, en laissant derrière eux un sillage blanc, un autre sillage sur cette autre mer à l’envers. De toute façon, on sera content que je laisse ma place à d’autres grisards. Mes ailes sont assez fortes et mes plumes assez dures pour me porter. Quand le jour se lèvera, je partirai.

Quand le jour se lèvera, je volerai vers mon avenir.

La pluie a cessé. Le ciel revêt une étrange clarté. Le soleil point. C’est l’heure. Perché loin au dessus des rochers, sur la minuscule corniche où j’ai grandi, j’étends mes ailes. J’hésite. Je ne comprends pas pourquoi mes voisins rient si fort ; peut-être se moquent-ils de moi ; je ne les ai jamais compris, et puis je m’en fiche bien. J’hésite encore ; des petites choses m’intriguent : plus bas, ces petits points argentés qui vont en tous sens… des poissons volants peut-être ? Et ce bruit montant d’une trompe, comme un langage ralenti qui n’est pas le mien, comme un appel… et puis tout en bas, cette lumière bleue qui tourne vivement sur une embarcation rouge. Qu’importe, je ne veux plus chercher à le comprendre le monde. J’étire encore un peu mes ailes… allez, hop…