Insomnie

       

     Une fois de plus, tu m’as tiré du lit où j’ai laissé ma dulcinée. Une fois de plus, tu m’as placé devant une page blanche sans que je sache ce que tu attends de moi. Qui es-tu donc pour que je te fasse obédience de la sorte ? Ai-je besoin de toi ou ne suis-je que l’outil de ta volonté ? Sommes-nous ennemis ? Ou complices ? Je préfère croire que nous sommes amis ; et qu’il nous est difficile de nous passer l’un de l’autre.

 

Je ne sais pas si tu viens de ton passé, pour t’en souvenir à travers moi, ou de mon avenir, pour le réinventer. Mais je te fais confiance. Mon stylographe à la main, comme le ciseau à celle du sculpteur, je vais donner forme à tes envies.

 

Parfois, tu poses devant moi une boîte garnie d’une multitude de mots vivement colorés, que je découvre avec les yeux émerveillés d’un enfant, et que je dois placer correctement pour reconstituer ce puzzle que tu connais déjà. Ou bien d’humeur différente, invisible et penchée sur mon épaule, dans un souffle tiède, tu me chuchotes des phrases aux teintes pastel, aux effluves capiteux, qui m’entourent comme un châle. Mais cette nuit, c’est à un numéro d’équilibriste que tu me convies. Tu me flanques un coup de pied dans le derrière, et hop ! C’est parti ! Sur mon câble tendu, un alexandrin en guise de balancier, je tiens le rôle de la césure, les hémistiches montent et descendent en alternance. A droite, la rime doit faire bon poids, ni trop, ni trop peu. A gauche, de simples comparaisons prennent du galon, du blason, puis se métamorphosent en allégories. L’encre qui coule emplit des vers où se baignent des naïades. Soudain, sur mon fil, une antithèse forme un nœud que j’évite par une envolée. Je retombe en douceur une strophe plus loin. Une métaphore venue de nulle part frôle mon oreille, me déséquilibre un instant ; ne pouvant rien en faire, je l’anéantis par une interjection bien placée. Une sibylle m’apostrophe, et dans un rire sarcastique, me demande si je sais où je vais ; alors, ne me laissant pas le temps de lui répondre, c’est toi qui lui cloues le bec en rétorquant que je n’ai pas besoin d’elle, et que dans cette ballade nocturne, je vois clairement où je pose les pieds. Pourtant je n’en suis pas si sûr que toi ; d’ailleurs, la prose tressée qui me porte commence à s’effilocher dans les lueurs du jour qui vient. Le vide se fait sous moi. Les paupières lourdes, je vais sombrer. Je ne sais toujours pas qui tu es. Mais je sais que je te retrouverai dans la lumière d’une autre nuit, jusqu’à l’apothéose qui nous unira.