Il a couru longtemps

                              IL A COURU LONGTEMPS

Il faisait partie de la liste que les enfants avaient faite au père Noël, et il est arrivé au beau milieu des cadeaux, une fanchon autour du cou, décoré comme eux, pour faire plus gai. Les reflets des boules du sapin brillaient dans les yeux de l’animal. La veille, il s’était retrouvé perché sur le tas de marchandises empilées dans le chariot du centre commercial. Tout était prévu : le panier avec son coussin, les croquettes vues dans la publicité, la gamelle, la laisse. Il était payable en trois fois sans frais, avec les vaccins, le bon de garantie, c’était formidable ; que demander de plus pour faire plaisir aux enfants, depuis le temps qu’ils voulaient un chien ?

Les mois ont passé. Il n’était pas malheureux, non… Enfin, c’est vrai qu’il y eut des incidents ; il était encore jeune ; il a parfois sali la maison, mordillé les pieds de chaises, ou aboyé trop fort quand il faisait froid dehors. Il fut réprimandé un peu durement, c’était sûrement normal, et quand il court cela lui fait encore mal, mais il court.

Ce matin, à la maison, tout le monde s’est levé tôt, ça n’est pas habituel. On a rempli la voiture. Toute la famille était en pleine effervescence. Il n’avait pas encore connu cela. La bonne humeur était contagieuse, et il était joyeux. C’était une vraie fête, comme au moment de Noël. C’était le départ pour les vacances ; et il songeait qu’il avait une belle vie.

Après avoir roulé un certain temps, on fit une halte sur une aire d’autoroute où il put se dégourdir les pattes, et on lui a laissé la voiture à garder pendant que la famille allait chercher du ravitaillement à la boutique. Bien que ce ne fût pas la tâche qu’il préférait, il prenait son rôle très au sérieux, et si quelqu’un passait trop près, il se faisait menaçant. Quand tout le monde est revenu, on a posé ses affaires à coté de lui, sur le trottoir ; puis les portières ont claqué. Il a vu s’éloigner la lunette arrière de la voiture, comme une bulle poussée par le vent, brillante sous le soleil, qui alla se fondre dans la procession des autres bulles, en route vers le sud.

Il ne connaissait pas ce jeu-là. On ne lui avait pas donné de consigne. Etait-il censé garder ses accessoires en attendant qu’on revienne le prendre ? Il gémit un peu, puis s’est élancé. Son rôle était certainement de rattraper la voiture. Il y a longtemps qu’on n’avait pas joué à courir ; cela lui rappela les jeux de ballon sur l’herbe ou sur la plage ; et, bien qu’ici le sol soit plus dur et qu’il ait mal aux pattes, il veut leur prouver qu’il est un bon chien, qu’il saura les rattraper. Il veut gagner. Il ne peut pas les décevoir.

Alors il court. Le bruit de la circulation devient assourdissant. Les coups de Klaxon lui font peur. Il continue de courir, toujours dans le même sens. Ses pattes saignent sur le bitume brûlant des vacances.

Un camion… les mains du chauffeur qui se crispent sur le volant… surtout continuer tout droit… ne pas provoquer de carambolage… tant pis… ça n’est qu’un chien. Puis une larme qui roule sur la joue du routier ; une seule grosse larme sur la joue mal rasée du routier ; le routier avec les tatouages sur ses avant-bras musclés ; le routier fatigué qui aurait bien aimé avoir un chien… s’il avait eu le temps de s’en occuper ; un chien copain avec qui il aurait pu courir.