Apprivoise-moi

                                      APPRIVOISE-MOI

Il a toujours eu le goût de la nature. Du plus loin qu’il se souvienne, du temps de sa prime jeunesse, il aimait disparaître pendant des heures pour fureter dans les champs et les chemins, dans les bois où il grimpait aux arbres, y accrochant des nichoirs ; s’extasier devant tel paysage ou tels nuages ; s’inventant un univers à lui, différent de celui qui s’impose habituellement. Il s’est toujours senti en communion avec les éléments ; peut-être y trouvait-il un refuge contre un monde des hommes qu’il voyait trop artificiel, trop empreint de règles à observer, de codes à déchiffrer, d’étiquettes à porter qui permettent plus de définir arbitrairement un être humain en fonction de ce qu’il représente dans la grande machine sociale : nom, prénom, date de naissance, profession… qu’en fonction de ce qu’il aime, de ce à quoi il aspire, de ce qui le touche, et qui est le vrai moteur de sa vie.

 

Enfant, il regardait les grenouilles et les salamandres qui nageaient, aurait voulu se faire plus petit et nager avec elles. Pour un oiseau tombé du nid, et qu’il avait recueilli, il se levait la nuit pour le nourrir. Si ses efforts n’étaient pas récompensés et que l’oiseau ne survivait pas, il lui faisait une cérémonie funèbre où il lui semblait perdre quelque chose de lui-même.

Devenu un jeune homme, un jour il vit un chien, échappé d’un accident de voiture. L’animal était affolé. Dans son état, il risquait encore beaucoup dans la circulation urbaine. Dans ses yeux étaient visibles la peur et le besoin immédiat d’être rassuré et protégé. Son regard parlait pour lui et implorait : « Apprivoise-moi ». Après quelques minutes, grâce à la douceur des gestes et de la voix, c’était chose faite, et on put ensuite retrouver ses maîtres.

Tout ce qui comptait pour le jeune homme était l’émotion, que longtemps avant il voulait déjà partager, quand ses doigts tentaient d’apprivoiser le clavier du piano.

Les années passaient. « Apprivoise-moi » disaient les bêtes ; « apprivoise-moi » disaient les arbres, disait le grand ciel. Et lui, maintenant un appareil photo accroché autour cou, apprivoisait tout ce qu’il pouvait.

Pendant ce temps, une autre voix disait « apprivoise-moi », hurlait en silence « apprivoise-moi ! », qu’il n’entendait pas encore, trop fermé qu’il était aux choses humaines ; jusqu’à ce printemps de chemins, de bicyclettes et de dunes, où il sut que la distance n’est pas si longue du cœur des choses au cœur des gens, et où il s’est laissé apprivoiser.